Le semeur fou
24 mars 2019 - 29x
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« Un semeur sortit pour semer sa semence. » Cette première phrase de la parabole du semeur, dans l’évangile de Luc (Luc 8.5), m’a longtemps laissée perplexe. On commence par nous parler d’un semeur, ce qui nous laisse déjà présager de son activité. Pourtant, celle-ci nous est rappelée : un semeur s’attèle à la tâche et quelle tâche ? Semer. Que sème-t-il ? S’il faut le préciser, c’est qu’il répand sans doute une semence inédite, que le récit recèle quelque chose d’inattendu… Eh bien non, ce semeur sème sa semence. De quoi nous faire dire qu’il s’agit d’une histoire sans surprise ! Quel est donc l’intérêt ? Quel est l’intérêt de répéter trois fois l’idée de semer ?
Cette interrogation m’a poussée à m’intéresser au seul mot qui ne contient pas ce sens dans la phrase : le verbe sortir. Là encore, on pourrait objecter qu’il enfonce une porte ouverte. Qui sème en étant à l’intérieur ? Il faut bien sortir pour cela, se rendre au champ, qui est le lieu de travail par excellence du semeur, si ce n’est le seul. C’est alors que notre semeur se révèle moins banal et moins ordinaire qu’on l’aurait cru jusque-là. En effet, il ne se contente pas de répandre le grain dans son champ, il sort des sentiers battus (si on peut dire) pour semer jusque sur le bas-côté de la route, dans les cailloux et les épines.
Est-il fou pour agir ainsi ? Le grain ne coûte-t-il pas assez cher pour le gaspiller de cette façon ? Ou peut-être notre homme a-t-il envie de voir si du grain peut pousser en des lieux aussi inhospitaliers que non conventionnels, comme ça, pour s’amuser… Un original, en somme ! Certes, il s’engage au-delà du nécessaire et même du raisonnable. Mais dans la libéralité de son geste, on découvre aussi sa liberté. Oui, généreux, il distribue sa semence sans compter autour de lui. Il ne ménage pas sa peine. Il sort pour semer, et non seulement il sort de chez lui pour aller jusqu’à son champ mais il sort de ses habitudes, de son confort, de ce qu’il a toujours vu faire à son père et à son grand-père pour déplacer les limites et donner sa chance au grain au-delà de ses sillons. Qu’importe que la chance soit mince de voir pousser des épis dans le fossé ou la pierraille.
Il y a dans cette attitude un peu de celle de Dieu envers nous : il n’y a pas de mauvais élève qui n’ait pas eu sa chance. Comme lui, nous sommes invités à sortir de nos territoires habituels pour rencontrer, partager, devenir… Pas de contact avec l’autre si nous restons dans la facilité de l’entre-soi, le confort de ce que nous connaissons déjà ! En tant qu’humains, et a fortiori en tant que chrétiens, en tant qu’église, la Bible nous appelle à vivre cette expérience. C’est plus qu’une journée portes ouvertes. Il s’agit de passer un cap, d’oser aller vers l’autre, qui est différent, sans se demander si le jeu en vaut la chandelle mais dans une attitude généreuse et désintéressée qui n’a rien de raisonnable ni de conventionnel.